Le Ladakh, ou le voyage de l'apprentissage
L’Inde fascine autant qu’elle peut faire peur à de nombreux voyageurs. De façon certaine, elle bouscule toujours.
A une heure de vol au nord de Delhi, le Ladakh, impénétrable jusque dans les années 1970, est une région fascinante située aux portes de l’Himalaya, sur la route de la soie.
Ce royaume perdu au milieu des montagnes est encore peu connu des touristes occidentaux qui lui préfèrent les plages de Goa ou le faste des palais du Rajasthan. Alors que le printemps commence à peine, en ce début du mois de mai, Vendredi a pu profiter de cette terre aussi hostile qu’authentique, bien avant les premiers randonneurs qui affluent l’été.
Le voyage commence dès l’avion qui nous amène jusqu’à Leh. Les annulations sont nombreuses en raison des conditions météorologiques et un retard est toujours redouté car aucun atterrissage ne peut se faire après 13 heures, compte tenu de l’altitude et de la pression atmosphérique. C’est donc déjà une chance d’être à bord de cet avion qui quitte la moiteur de Delhi au petit matin. Les terres sèches et les habitations serrées qui rougissent au soleil font très rapidement place aux sommets enneigés des contreforts de l’Himalaya. Le marron de la terre tranche avec le blanc de la neige et nous rappelle le gâteau au chocolat plein de sucre glace de nos anniversaires d’enfant tant la neige y semble duveteuse.
C’est le moment des premières contemplations : les nuages qui restent coincés au-dessus des vallées voire s’agrippent aux cimes des chaînes de montagne qui les bordent. Les lacs sont gelés et seules quelques fissures printanières nous laissent deviner le bleu translucide des eaux qui s’y cachent.
Un voyage en Inde est toujours un voyage qu’on anticipe. Mais dans cette région, il ne s’agit pas seulement de prévoir la quantité suffisante de tiorfan contre le fameux Delhi belly. Au Ladakh, on se méfie de la météo qui change d’une minute à l’autre, du soleil qui brûle la peau même en hiver, ainsi que des effets de l’altitude sur des corps plus habitués à grimper les Buttes Chaumont qu’à déambuler entre les plus hauts sommets du monde.
Après l’atterrissage sur la courte piste de Leh, les deux premiers jours sont sacralisés pour permettre au corps de s’acclimater. Tous les remèdes locaux sont bons à prendre et par précaution on avalera, pour ce premier petit déjeuner après 12 heures de vol, une soupe à l’ail et un thé au safran, tous deux réputés être d’excellents remèdes contre le mal des montagnes.
Aux premiers efforts, on sent que le corps fatigue plus vite, que la respiration se fait plus courte. C’est la première fois que nous sommes contraints à une pause avant même que le voyage ne commence “pour de vrai”. Un apprentissage de la patience, avant que le Ladakh ne nous enseigne bien plus encore.
Les premières déambulations dans cette région qu’on surnomme le “Petit Tibet”, les premiers couchers de soleil depuis les monastères, les premiers repas, les premiers sourires : tout est comme emprunt d’une étrange sagesse, d’une immense quiétude qu’il est bien difficile de décrire. Les quelques klaxons (on reste en Inde) n’y changent rien : on a l’impression d’être plongés dans un silence assourdissant duquel se dégage un profond sentiment d’humilité face à l’immensité des paysages.
Est-ce que ce sont les drapeaux de prière aux couleurs des cinq éléments suspendus aux points les plus hauts qui s’animent au gré du vent? Est-ce encore la nonchalance des vaches sacrées qui se savent chez elle partout sur la route? Est-ce cette cohabitation sereine entre bouddhistes et musulmans qui rend l’ambiance si paisible ? Difficile à dire. Probablement même que la recette tient un peu au tout, ce qui vous fait sentir très loin, très vite.
Au Ladakh, on vit autant que possible en harmonie avec la nature et à son rythme. Les habitants de Leh ont même initié une grève de la faim collective quelques jours plus tôt, pour s’opposer au projet du gouvernement central d’exploiter les montagnes de la région, riches en minerais et jusqu’à présent préservées. Le Ladakh qui dépend directement de la fonte des glaciers pour s’approvisionner en eau subit en effet directement les atteintes à son environnement.
Il est vrai que le Ladakh est une terre courtisée. Elle est cernée de faux amis qui ne lui veulent pas que du bien : la Chine et le Pakistan qui revendiquent tous deux certains des territoires frontaliers. Le Ladakh est donc une zone fortement militarisée, ce qui contraste avec la quiétude de ses villages et de sa population. La vallée de la Nubra est par exemple complètement interdite aux populations chinoises et soumise à permis pour les autres, y compris les citoyens indiens. Quelques barrages nous obligent à montrer nos autorisations.
Découvrir le Ladakh, c’est appréhender une autre dimension de l’Inde et tenter de concilier la rugosité de ses paysages et de sa situation géographique avec la bienveillance de ses habitants. C’est tutoyer une autre manière de vivre.
La culture tibétaine et le bouddhisme transhimalayen ajoutent au mystique des lieux. Notre première visite au monastère de Thiksey restera longtemps gravée dans nos mémoires. Il faut venir ici au lever du soleil, lorsque les moines sonnent la corne pour marquer le début de la prière matinale. Les moines tiennent alors leur assemblée quotidienne, dans la salle des prières. Les yeux mi-clos, on tente d’imprimer dans notre mémoire les couleurs des peintures aux murs, le son des tambours, les chants sourds des prières qu’on s’autorise à capter quelques instants au dictaphone en espérant qu’au retour, on pourra s’imprégner de nouveau de la sincérité de ces lieux, à l’abri du monde et de ses tracas. On autorise son esprit à divaguer ici et là, bercés par les voix hypnotiques des moines et on se laisse envahir peu à peu par cette croyance qui les unit.
Les enfants moines servent le thé pendant que les adultes font mine de ne pas les voir se chamailler. Ils ont entre 5 et 10 ans peut-être. Ils n’ont l’air ni contraints, ni forcés d’être là. Par résilience ou par choix, ils dévouent leur insouciance à une religion sans Dieu qui enveloppe la société ladakhi. Être moine ici est une position enviable, en haut de l’échelle sociale. On nous explique qu’une fois entrés au monastère, ce sont les moines qui s’occupent de tout : éducation, santé, même les chaussettes sont achetées par le monastère et non par les parents. Car devenir moine dans la culture bouddhiste, c’est précisément se détacher du monde et de ce qui entraverait le chemin vers la méditation. C’est pour la même raison d’ailleurs que les moines se rasent les cheveux : se coiffer tous les matins serait déjà une distraction dans leur engagement.
Après la prière, les moines réalisent diverses tâches et tous n’ont pas la même mission. Les enfants, eux, suivent les enseignements que leur donnent les moines entre prières tibétaines et école plus classique. On passe plusieurs heures à scruter des yeux chacune des robes rouges qui déambulent dans la cour du monastère pour tenter de comprendre comment s’organise cette vie, au-dessus de la Vallée de l’Indus que le monastère surplombe, hors du temps, hors de l’époque telle qu’on la vit nous.
Les moines sont libres de quitter la vie monastique quand ils le souhaitent et peuvent même changer d’avis s’ils se rendent compte que la vie civile n’est finalement pas ce qu’ils espéraient. Cette vie civile, elle aussi rythmée par les prières et les engagements bouddhistes. La croyance veut qu’on vive plusieurs vies et que les actions engagées dans cette vie là impacteront nécessairement celle d’après. On nous explique qu’en moyenne l’âme mettrait 7 jours à quitter un corps pour trouver celui qu’elle habitera ensuite. Et pendant ces 7 jours, les moines se relaient au village pour lire et chanter des prières pour éviter que l’âme ne se perde. De la naissance jusqu’à la mort et au-delà, la culture tibétaine enjoint de faire le bien autour de soi. Plus qu’une injonction, il s’agit en fait d’une volonté collective profonde, d’une ferveur bouddhique qui captive.
Ce voyage au Ladakh est bien plus que des paysages caillouteux, des cimes enneigées ou des visages captés dans nos objectifs. Ce voyage est celui de l’émerveillement devant la résilience d’un peuple qu’on croit isolé du monde alors qu’il est au cœur de tout, des problèmes écologiques et géopolitiques les plus actuels.
Confessons que c’est aussi le voyage des réveils qui sonnent avant 6 heures et des incertitudes sur les conditions des hauts cols qu’il faudra passer le lendemain. On traverse (en voiture) le plus haut col carrossable du monde à 5600 mètres et on comprend mieux alors pourquoi le Ladakh se revendique “terre des hauts cols” (“land of high passes” comme ils disent). À cette altitude, nous ne sommes autorisés à nous arrêter que quelques minutes, le temps d’immortaliser ce record.
Pendant ce temps, à l’ouest, des camions sont coincés depuis plusieurs jours en raison de chutes de neige tardives. L’impatience est papable pour ceux qui attendent vivres fraîches ou bouteilles de gaz. On mesure mieux, en passant ces cols, l’isolement des villages et de leurs habitants la grande majorité de l’année. Par endroits, les routes n’ont de route que de nom et on se sent vite transportés dans cette émission télévisée sur les routes les plus dangereuses du monde. Les nombreux panneaux de signalisation installés par l’organisme BRO (Board Roads Organization) nous le rappellent tous les 200 mètres avec des messages de sécurité routière qui laissent peu de place au subtil.
En contrebas, la rivière Shyok n’en est qu’à ses prémices et dans quelques semaines il ne sera plus possible de traverser son lit en voiture, en zigzagant entre les galets, car les glaciers auront commencé à fondre. Tout autour, des océans de rochers et des montagnes arides qui encadrent des îlots de verdure ici et là. Les arbres fruitiers en fleurs sortent d’un hiver rigoureux pendant lequel les températures peuvent régulièrement atteindre -25 degrés. Le soleil chatouille les premières herbes et bientôt toute la prairie se parera d’un vert vif. Les randonnées, bien qu’elles font battre le cœur très vite en montée, nous laissent bouche bée tant les paysages, d’un autre monde, sont différents de tout ce que nous connaissions jusque-là. Les nuages font la course et leur ombre court sur les flancs des montagnes tandis qu’au dessus, le ciel offre un nouveau bleu frais.
Si notre grand regret sera de ne pas avoir eu le temps d’atteindre les hauts plateaux, terres des nomades, on sait que l’impact de ce voyage sera immense. Difficile encore de le mesurer quelques jours seulement après notre retour. Comme un bon thé, les voyages en Inde ont besoin d’infuser pour qu’on en comprenne les réels enseignements. Il faut se laisser le temps de digérer, d’assimiler. Une chose est sûre : nous reviendrons.
A faire absolument : le monastère de Lamayuru, entouré de canyons et d’une vallée qui porte bien son nom, “moonland” / le château de Basgo / le monastère de Thiksey / le monastère de Diskit, le plus ancien de la vallée de la Nubra / les dunes de sable blanc de Hunder travaillées par le vent.
Où dormir
Chamba Camp (TUTC) : des camps de voyage luxueux pour une expérience “glamping” inoubliable. Les vastes tentes, d’un style un peu colonial et comprenant chambre, salle de bain et terrasse, sont ouvertes sur l’extérieur pour profiter de l’environnement exceptionnel et disposent de tout le confort moderne. Chamba Camp s'efforce d'utiliser des ingrédients et des produits respectueux de l'environnement. TUTC propose des séjours à customiser selon vos envies et la durée de votre voyage.
Nimmu House : à l'ouest de Leh, ce boutique hôtel de charme est parfait pour débuter ou terminer votre séjour au Ladakh. La maison a été construite au début du siècle dernier pour le cousin du roi du Ladakh. Elle a été reconvertie en maison d’hôtes en 2012, au milieu des vergers en fleurs et des montagnes dorées, en préservant les traditions ladakhies.